Les Minimalistes

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Il y a quelques semaines, j’ai regardé Minimalism: A Documentary About the Important Things. C’est l’un de ces films avec lesquels Netflix fait fortune en apprenant aux gens à vivre simplement. On y retrouve tous les clichés d’un genre en plein développement, dont le principal objectif semble être de nous démontrer que le moralisme est l’apanage d’une certaine classe de la jeunesse germano-brooklynienne. De la même manière que tout bon documentaire sur le véganisme vous présentera deux ou trois jeunes Berlinois monochromes qui ont manifestement abusé de la méditation transcendantale, Minimalism vous offrira un aperçu sobre et éducatif de la vie vraiment simple et spirituelle que l’on peut vivre en plein cœur de Manhattan.

Minimalism, c’est à peu près l’histoire de Joshua Fields Millburn et Ryan Nicodemus qui, après avoir grimpé les gratte-ciels de l’intérieur jusqu’à pouvoir contempler en costume-cravate depuis leur bureau vitré de tous les côtés la ville industrieuse qui s’étendait à leurs pieds, ont eu la brusque révélation que le bonheur ne porte pas de mocassins. La solution à tous leurs problèmes existentiels résidait naturellement dans un virage à 180 degrés et dans ce qu’ils appellent le minimalisme, à savoir l’élimination systématique de tous les objets superflus dans leur existence. Sans vouloir vous gâcher le suspens, je vous avertis tout de suite que ça n’inclut pas la guitare, le skateboard et le MacBook Pro.

Soucieux de transmettre la bonne parole, Millburn et Nicodemus ont minimalement ouvert un blog, lancé un podcast, écrit des livres, donné des conférences, réalisé un film, multiplié les interviews et ouvert des classes où on peut s’inscrire pour une bouchée de pains, puisque pour 600 dollars pour un mois de formation, M. Millburn vous apprendra à écrire de belles histoires. Vous pouvez aussi leur donner librement votre argent. Et après tout, pourquoi pas. Chaque auteur doit batailler pour monétiser son activité et subvenir à ses besoins. Certes, on peut s’interroger sur l’ironie de prosélytes minimalistes qui s’embarquent dans leur voiture pour faire une tournée de conférences aux États-Unis, en buvant du café dans des gobelets jetables, mais chacun a ses propres contradictions.

Là où l’histoire des Minimalistes fleure bon au mieux la myopie et au pire l’imposture, c’est probablement dans leur jeu d’équilibriste avec le capitalisme et le consumérisme américain. Passons sur le fait que, dans leur documentaire, un jeune couple manifestement fortuné présente son appartement de plus de cinquante mètres carrés en plein centre-ville comme la surface la plus minimale qu’ils puissent décemment occuper ou sur l’apologie du projet 333, qui consiste à accomplir la tâche apparemment surhumaine de ne porter que 33 vêtements différents, sous-vêtements exclus, pendant 3 mois d’une même saison. C’est certes irritant et l’on se demande bien si quiconque, dans l’équipe de réalisation, a un jour fait l’expérience de la pauvreté, mais ce n’est peut-être pas le plus étonnant.

Le plus étonnant, c’est que le site des Minimalistes regorge d’odes au capitalisme. « It’s a popular pastime to rant and rave against the evils of capitalism, but in most cases we’ve chosen the wrong culprit », nous assurent-ils en 2012. Selon eux, le capitalisme est une idéologie parfaite et un système idyllique, uniquement troublé par la compromission morale des êtres humains, dont les désirs sont disproportionnés, et l’absence de saine compétition entre les entreprises. En somme, on nous assure que « The economy is not what needs to be fixed, and capitalism is not broken. Neither “problem” is the real problem; rather, we are the problem ». Tout ce qu’il nous faudrait, donc, c’est de renouer avec l’éthique du capitalisme, dans un monde où chacun pourrait rêver devenir entrepreneur et où les syndicats de travailleurs auraient fort heureusement disparu.

Être minimaliste, ce n’est donc pas faire œuvre politique, organiser la résistance contre les logiques consuméristes, prôner les transports en commun, les habitations partagées, les potagers collectifs ou l’éducation populaire pour les compétences artisanales. C’est d’abord un enjeu de développement personnel, grand rouleau compresseur des choix de vie et des difficultés existentielles. De la même manière que les gourous du self-help, de Tony Robbins aux zélateurs du Secret, balaient les inégalités d’opportunité qui naissent des problèmes systémiques en insistant sur le rôle de la volonté personnelle dans la prospérité matérielle, les Minimalistes, sous un vernis à peu près contestataire, dépolitisent à tout crin.

C’est dans les domaines du transport et du logement que le documentaire est sans doute le plus saisissant. Pendant que les deux héros sillonnent l’Amérique en écoutant de la musique dans leur voiture, le film ne se penchera jamais sur l’état du réseau ferroviaire américain ou sur les transports en commun de manière générale. Et quand le documentaire évoque le miracle des micro-maisons individuelles, il passe habilement sous silence non seulement les réflexions sur l’habitat partagé et les modes de vie communaux, qui auraient pourtant paru des conséquences naturelles de ses principes, mais également l’histoire même de ces micromaisons. Présentées complaisamment comme une alternative à l’abondance immobilière et un choix spirituel, leur origine dans la crise financière et la paupérisation des classes moyennes américaine, façon Hooverville du 21e siècle, est passée silence, tout comme leur transformation progressive en mobile home de luxe, de plus en plus inaccessibles à leur public originel.

Le discours des Minimalistes n’est hélas pas un cas isolé. D’abord, il est symptomatique de l’assimilation et de la marchandisation des perspectives contestataires : du bouddhisme à la méditation, du véganisme à l’anarchisme, tout est susceptible d’être mâché, digéré et restitué en coaching disruptif et innovant. C’est ainsi que vous pourrez croire que vivre dans un spacieux duplex tout en design, c’est un peu comme évoluer à la marge de la société, en flirtant avec le sulfureux et l’extrême, ou que la pratique du yoga 30 minutes tous les matins transformera votre expérience de start-upeur en véritable révolution spirituelle.

Ensuite, il témoigne des options réduites qui s’offrent à qui chercherait une voie de sortie dans une société où il n’existerait aucune alternative accessible au modèle économique et social. Tout le documentaire des Minimalistes sonne, et c’est heureux, profondément étranger, parce qu’il est embourbé dans l’idée que le capitalisme est par principe souhaitable, que la liberté est par principe capitaliste et que les solutions sont par principe individualistes. Il témoigne d’un débat citoyen vidé de notions aussi précieuses que le service public, la responsabilité collective ou la répartition des richesses. Ces silences sonnent ainsi souvent comme des silences étasuniens.

Il nous reste un peu de temps avant qu’ils ne deviennent aussi les nôtres.

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